par Milena » 18 Juil 2006, 19:58
"Et pourquoi ? demanda Emma pour je ne sais la combientième fois.
- Parce que !... Il ne cherche pas à savoir mes petits secrets, alors ... ça me gêne d'aller fouiller dans les siens. Il a droit à sa vie privée, après tout !
- Il n'empêche que c'est bizarre ... Fuguer le soir comme ça ... ce n'est plus de son âge, quoi !"
Encore une autre question qui revenait régulièrement, plus ou moins subtilement, dans nos conversations. Quel âge Danny pouvait-il bien avoir ? J'avouai encore une fois que je n'en savais rien, et que je n'avais pas vraiment l'idée de me renseigner.
"Tu n'es vraiment curieuse de rien, ma pauvre Tiffany" conclut Emma.
Peut-être. Mais il était vrai que j'avais souvent pensé à ce détail. Depuis toutes ces années - Danny s'était toujours occupé de moi, aussi loin que pouvaient remonter mes souvenirs - j'avais toujours connu le même homme, le même jeune homme pour être exacte. Danny avait toujours l'air jeune, dans son physique comme dans sa façon de se comporter. Quoiqu'il y avait des exceptions. Parfois, Danny était soucieux comme l'étaient des gens de cinquante ans que je connaissais. Parfois il n'avait goût à rien et tout lui semblait idiot, et dans ces moments, même sa voix avait un accent rauque comme celle d'un vieillard. À raison ou non, j'avais l'impression que ces "crises de vieillesse", comme je les appelais, étaient de plus en plus fréquentes. Comme si Danny vieillissait par à-coups au lieu de mûrir progressivement.
Au final, repenser à cela finit par me miner moi-même pendant les cours de l'après-midi, et un moment je faillis en vouloir à Emma d'avoir remis la question sur le tapis. Tant et si bien que lorsque la fin des cours sonna, je dis à peine au revoir à mon amie en sortant du lycée. Il était encore tôt - seuls les événements spéciaux nous retenaient tard à Mercy High School - et je décidai de passer par la librairie au lieu de rentrer à la maison. Je venais rarement voir Danny dans son Book Chest et je pensais que cela lui ferait plaisir. Et qu'accessoirement, cet endroit moins habituel me permettrait de lui parler un peu plus librement. Même si sur ce dernier point, j'étais loin d'être convaincue.
Je me sentais toujours un peu coupable de chercher à percer à jour ce qui occupait certaines des nuits de Danny. J'avais un peu l'impression de trahir la règle tacite qui avait cours entre nous. Cette règle était difficile à exprimer avec des mots ; disons que chacun de nous deux gardait une certaine réserve vis-à-vis des secrets de l'autre. Aux yeux de certains, il existait un froid entre nous, mais je ne le considérais pas de cette manière. Danny n'était pas froid avec moi et ne l'avait jamais été ; mais pour une raison qui m'échappait, il tenait à conserver un peu de distance entre nous. Ma façon de parler en était une des preuves les plus flagrantes : même si j'étais sa fille par la loi et que je portais son nom, Black, il avait toujours tenu à ce que je l'appelle "Danny" et non "papa". Je ne savais également que peu de choses de ma vraie famille, même si j'avais des raisons de croire que Danny avait connu mes vrais parents. Je n'avais pas de preuves de cela, mais une sorte de sixième sens me le soufflait. Comme il me soufflait que la distance entre Danny et moi était liée à cela. Mais là, je m'aventurais dans des endroits inconnus, aussi inconnus que les nuits de Danny, et j'avais parfois l'impression que je me racontais des histoires qui ressemblaient à des mauvais films.