Hatan, mon ami (2ème partie)

La nature exacte de la conversation que j'aie eue avec Hatan ce soir-là ne regarde personne. Sachez seulement qu'au cours de cette conversation, lui et moi nous sommes découverts un certain nombre de points communs, en particulier une vision assez hédoniste de la vie. De plus, passée la première frayeur, Hatan commençait à être fasciné par ma nature. Désireux d'en savoir plus, il m'invita à m'installer dans son établissement.

Pour un Selenim comme moi, un tel lieu de villégiature était une bénédiction. Il m'évitait de chercher les victimes de mon Assouvissement, m'apportait le confort et une certaine tranquillité : d'après Hatan, on cherchait peu les Immortels dans un endroit pareil, et lui encore moins, vu qu'il mettait un point d'honneur à ne pas se mêler des intrigues qui secouaient le monde occulte. Ce fut néammoins lui qui m'apprit ce qu'étaient les Arcanes Majeurs, et en particulier le sien, celui du Jugement.

Malheureusement pour lui, même un Immortel peu impliqué dans les affaires occultes court des risques. Ce fut à cette époque que je l'appris, et cette leçon me coûta mon premier ami. Nous étions à la fin du mois de janvier et je vis brutalement Hatan devenir nerveux et craintif. Plusieurs fois, il s'enferma dans sa chambre, refusant d'en sortir y compris pour prendre ses repas qu'on lui apportait sur un plateau. Quand je parvins enfin à lui parler, il m'expliqua que nous étions dans le mois de l'Orichalque et qu'il avait des raisons de croire qu'on le pourchassait.

Même si je n'avais pas encore bien compris de quoi il s'agissait, j'eus vite la confirmation qu'il se passait quelque chose d'anormal. J'en fus personnellement témoin quand une des filles, qui avait commis l'erreur de sortir la nuit, fut massacrée par des inconnus en tunique égyptienne et armés de lames à l'éclat étrange. Caché, j'assistai au meurtre et ce qui s'ensuivit : ils ramenèrent le corps de la fille devant le bordel, sans doute pour avertir Hatan qu'ils lui réservaient le même sort.

Ils atteignirent leur but, car la peur de Hatan redoubla. Et accessoirement, la fréquentation de la maison connut la tendance inverse. J'offris alors ma protection à Hatan ; après tout, c'était bien le moins que je puisse faire pour lui. Je pensais qu'il y avait moyen d'attirer ses agresseurs dans un piège.

La baisse de fréquentation de la maison nous servit : moins il y avait de visiteurs et mieux on pouvait repérer les gens louches. Un soir où il n'y avait pratiquement personne, la dernière étape de notre plan se mit en place : renvoyer les derniers clients et déclarer la maison fermée pour ce soir. Pour les ennemis de Hatan, l'occasion rêvée pour attaquer ; pour nous, un gigantesque appât.

Je commençai par faire le tour des chambres, vérifiant que les filles étaient bien barricadées et distribuant quelques mots rassurants sur la santé de Hatan et sur la mienne. Une fois sûr que toutes les portes étaient fermées, je fis appel à mon Imago. Des plumes noires recouvrirent mon corps, des griffes me poussèrent au bout des doigts et mes yeux se changèrent en yeux de salamandre capables de voir les sources de chaleur.

En arrivant en haut du grand escalier, je les aperçus. Ils venaient d'entrer et se dirigeaient tout droit vers le bureau de Hatan. Je posai mes mains sur les interrupteurs qui commandaient l'éclairage du salon, et en un geste, je plongeai la pièce dans le noir.
"Qu'est-ce qui se passe ? Qui a éteint la lumière ?"
Ils furent encore plus surpris quand je plongeai sur eux toutes griffes dehors.

Ils étaient cinq et j'étais tout seul, mais j'avais un avantage sur eux : je les voyais et ils ne me voyaient pas. À cette époque, on n'avait pas encore inventé les jumelles infrarouges ... Ils donnaient des coups de lames - des lames étrangement froides - dans le vide, tandis que mes coups de griffes touchaient toujours. L'un d'entre eux parvint à s'éloigner de la bataille quelques instants et à allumer un briquet afin d'éclairer un peu la scène ... mais dès qu'il me vit, il lâcha son briquet.
"Aaaaahh ! Un oiseau !... Un oiseau noir horrible !"
Malgré ses cris effrayés, le simple fait de savoir à quoi ressemblait leur adversaire leur redonna du courage. J'entendis l'un d'entre eux, sans doute leur chef, s'exclamer :
"Ça doit être une créature de Kabbale. Écrasez-le !"

C'était plus facile à dire qu'à faire : leurs rangs étaient déjà éclaircis et je n'avais encore rien eu. Mais je vis une personne se détacher du groupe et partir vers le bureau de Hatan en courant. Je tentai de le pourchasser, mais ceux qui restaient me barrèrent le passage. Même s'ils ne me voyaient pas, ils étaient parfaitement capables de me faire perdre suffisamment de temps. J'attaquai non pour tuer, mais pour me frayer un chemin à travers le groupe ; bien entendu, je leur occasionnai de nombreuses blessures au passage.

Mais quand j'arrivai enfin au bureau de Hatan, je compris que c'était trop tard. L'humain avait déjà porté un coup à mon ami. Avec une lame en Orichalque, ce métal qui détruisait les Nephilim. Si le bureau de Hatan était éclairé et m'enlevait mon avantage, il révéla cependant à l'humain mon apparence pour le moins surprenante. Mon adversaire fut surpris suffisamment longtemps pour que je puisse lui planter mes griffes en pleine poitrine.

Pour Hatan, c'était trop tard. L'Orichalque ne l'avait pas totalement détruit, mais avait affaibli ses Ka et tué son simulacre. Je vis l'essence de mon ami quitter son corps et s'élever lentement au-dessus de lui, hagarde, incapable de trouver un nouveau corps. Je vis avec horreur Hatan dériver lentement dans les Champs magiques, le poursuivis sans prêter attention aux humains qui restaient, et l'aperçut en train de se stabiliser dans le ciel de Paris. Hatan le Satyre, mon premier ami, était devenu une Narcose.

Les humains qui restaient ne firent pas de vieux os. Je les massacrai tous pour le venger. Après cela, je ne pouvais plus rester à Paris sans éveiller les soupçons des forces de l'ordre. Je quittai donc la ville, après avoir dit au revoir aux filles du bordel et avoir fait à Hatan la promesse de revenir le voir. Et je tins cette promesse.

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